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jeudi 12 avril 2012

"Un bon MJ" ça n'existe pas

Des gens qui mènent bien certains jeux, ça oui. Mais des "bons MJ" en général, des types à qui tu donnes n'importe quel jeu au hasard et ils te mènent une partie d'enfer ? J'y crois pas. 

Disons, au risque de frôler dangereusement le mur de la tautologie, que mener une partie d'un jeu de rôle quelconque, c'est un ensemble de... qualités ? Techniques ? Procédures ? Bref, c'est un package qui contient bien des choses qu'on doit faire à la table pour que la partie se passe bien. 

Et ce que ce package contient dépend du jeu.

Un mec qui mène bien Feng Shui, c'est un gars qui sait concevoir des scènes d'action qui pètent, qui a une vision ludique du décor ("qu'est-ce qui est cool à casser ?"), et qui est prêt à tordre l'intrigue pour que les susdites scènes d'action s'enchaînent avec un maximum de cohérence et un minimum de temps mort. C'est un type qui rend ses PNJ agressifs, simples et hauts en couleur. Un mec qui a le sens du mélodrame. Un mec qui n'a pas peur d'en faire des caisses.

Je vois mal le même type trouver ses marques en menant Te Deum pour un Massacre, un jeu qui demande une ambiance ambiguë, des PNJ complexes et des conflits tragiques dans un décor historique vraisemblable, avec un rythme qui laisse les personnages respirer de temps à autre. Ca demande d'autres compétences. Il les a peut-être également mais ce ne sont pas les même. Le fait qu'il mène des parties d'enfer à Feng Shui ne me garantit en rien qu'il pourra me faire vibrer pendant une partie de Te Deum

C'est pareil pour tous les jeux de rôle. Je n'attends pas du type qui va mener Poison'd Reservoir Dogs sur un bateau pirate, violent, méchant et dramatique — les mêmes qualités qu'un type qui va mener Pavillon Noir — un jeu de pirates aventureux, historique et vraisemblable. Je n'espère pas que le type idéal pour me fruster drôlatiquement pendant une séance de Paranoïa va me faire sentir la toute-puissance et les responsabilités divines de mon personnage à Nobilis.

Pis : au-delà des ambiances immatérielles, les prérogatives du meneur changent parfois explicitement d'un jeu à l'autre. Star Wars te demande de faire du grandiose, du dépaysant et du manichéen. Fais autre chose et tu ne mènes plus du Star Wars : tu mènes un autre jeu qui, pour une raison ou une autre, se passe dans l'univers de Star Wars. Et tu risques de te retrouver à mener un jeu qui n'est pas conçu pour tes attentes : tu risques de te battre contre les règles.

Nephilim demande que le MJ possède toutes les clés au départ, et que les joueurs les découvrent au fur et à mesure. Les règles partent de ce présupposé : tu fais un jet de connaissance, le MJ t'abreuve de détails. Apocalypse World, à l'inverse, propose au meneur d'intégrer la vision qu'on les joueurs du contexte à sa propre tambouille. Quand tu poses une question au MJ, t'as une chance sur deux qu'il te réponde "j'en sais rien : qu'en pense ton personnage ?"

Le même jeu te demande explicitement de ne pas prévoir comment la partie va se passer. Si tu le fais, le jeu va tourner de traviole. Tu prépares et tu révises une situation, pas une suite de scènes. La mise en scène, c'est l'affaire des jets de dés. A l'inverse, quand tu mènes Feng Shui, tu as intérêt à prévoir la scène de fin avant la partie, pour pouvoir te concentrer sur la mise en scène. Laisse ta scène d'action ouverte et ta baston finale risque d'être brouillonne. La mise en scène c'est ton taf de MJ.


Mener Poison'd c'est savoir quand placer les événements préconçus par le jeu : la mutinerie, la tempête, la maladie selon des conditions pré-établies par les règles — mais mener Lady Blackbird c'est justement pondre les événements au fur et à mesure selon les envies des joueurs et les actions des personnages. L'un t'assène la dure réalité de la vie d'une bande de tortionnaires sans pitié coincés sur un bateau pirate qui se referme sur toi comme un piège, l'autre te propose d'ouvrir l'univers à chaque pas que tu fais et de découvrir l'Infini Firmament, MJ comme PJ, au fur et à mesure de la partie.

C'est pour ça que les conseils de maîtrise d'un jeu — les règles du meneur, quelque part — sont précieux. Parce que les règles du jeu sont conçues, dans le meilleur des cas, pour un certain style de jeu, un style que les conseils de maîtrise énoncent explicitement, si ils sont bien foutus. Un style de jeu en vaut un autre — ça dépend des goûts et des couleurs de chaque table — mais tenter de visser son armoire avec une clé anglaise, c'est pas vraiment ce qu'il y a de plus malin à faire. 


Donc : les conseils de maîtrise. A suivre. Si les conseils te semblent stupides, c'est que le jeu n'est pas fait pour ton groupe. Essayer de le faire tourner pour un autre style n'est pas impossible, mais ça demande de fournir un effort parfois considérable — soit à l'avance, en "patchant" les règles, soit en cours de jeu, en tordant sans arrêt la façon dont le jeu se déroule pour qu'il se plie à son style à soi. Le tout sans l'assurance qu'un changement visiblement mineur ("je veux qu'on puisse mourir d'un seul coup de blaster dans mes parties de Star Wars") ne va pas causer des problèmes en cascades ("du coup je dois changer les règles de soins... Et de blessure grave... et le code de dégâts... et les règles d'armure...").

Ecrire un jeu, de rôle ou autre, c'est codifier les comportements nécessaires autour d'une table pour y jouer. C'est apprendre à quelqu'un qui ne connaît rien de ton jeu ce qu'il faut faire pour que le jeu se passe. Et ces comportements changent d'un jeu à l'autre — d'un côté ou l'autre du paravent.

Si tu veux mener Star Wars comme prévu, pour retranscrire l'ambiance des films, tu ne feras pas les même choses, tu ne diras pas les même choses, tu ne prendras pas tes décisions de la même façon que si tu veux mener Ars Magica.

Donc, un MJ n'est pas l'autre. Son rôle change d'un jeu à l'autre. Et plus ce qu'il doit effectivement faire et dire durant la partie est précisé explicitement dans les règles, plus on aura une chance d'y jouer correctement. Loin d'être un accessoire, c'est sûrement un point des règles auquel les concepteurs devraient faire particulièrement attention.

Illustration : © Trpg.net 2004


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18 commentaires:

  1. Donc, en gros, il n'y a qu'une seule "bonne" manière de jouer à Feng Shui, Star Wars ou Ars Magica? Ceux qui jouent différemment de ce qui est écrit dans le livre sont donc de mauvais MJ?

    Hmm?

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  2. Ce n'est pas qu'ils jouent mal au jeu.

    C'est qu'ils jouent à un jeu différent.

    Tu es bien d'accord qu'il y a de bonnes et de mauvaises façons de faire les choses, non ?

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    1. Plus précisément.

      Imagine qu'on te dise "viens jouer à Star Wars". T'arrives et la partie tout entière se passe dans un bunker, entre 3 officiers impériaux et les 4 PJ rebelles. Huis-clôs intimiste où on se découvre peu à peu et on se rend compte que personne n'est méchant ni gentil à 100%.

      Si ça se trouve c'est la meilleure partie de JdR de ta vie.

      Mais est-ce que c'est une partie de Star Wars ?

      Ou une partie de quelque chose d'autre qui, pour une raison ou une autre, se passe dans le cadre de Star Wars ?

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    2. Donc un bon MJ qui a devant lui les bouquins de SW se doit de jouer à SW ?

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    3. Un MJ qui me propose une partie de star wars a intérêt à me mener une partie de star wars, oui. Pas Inglorious Basterd-dans-l'univers-de-Star Wars : le jeu de rôle.

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    4. Je veux dire : en quoi c'est aberrant ce que je raconte ?

      T'as un jeu. Tu joues au jeu. Si le jeu te dit "il te faut a) du dépaysement spatial, b) des méchants contre des gentils et c) que tout soit énorme et grandiose" et que tu mets das, tu joues pas au jeu. Tu joues à autre chose, qui y ressemble en certains points.

      Sinon j'aime bien poser des questions et que personne y réponde aussi.

      C'est marrant.

      Sérieux : quatre heures temps réel dans un bunker, du pur dialogue avec une ambiance ambigue c'est du Star Wars pour toi ?

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    5. J'ai cru que c'était une question rhétorique, honnêtement. La réponse est évidemment non.

      J'aime bien que tu soulignes qu'on n'apprécie pas toujours les surprises. C'est bien d'arriver à la table et qu'on te serve ce qu'on t'a promis. (J'en ai déjà parlé dans un autre sujet d'ailleurs.)

      Si t'annonces à tes joueurs : "Je compte mener une version de Star Wars subtile et psychologique, où le manichéisme n'aura pas sa place, ça vous branche ?", ben t'es plutôt dans le bon non ?
      En gros, y a une question de contrat à la table. (Et ça vaut pour les joueurs aussi. Parce que les types qui aiment se pointer avec des persos complètement décalés de l'atmosphère de jeu, j'en ai croisé ma part...)

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    6. A titre personnel, j'ai déjà mené une partie de SW sans l'Alliance, sans l'Empire, sans combat spatial (ni même sans voyage spatial) où toute l'intrigue se déroulait dans une même ville entre les bas fonds et les antichambres du pouvoir en place et où au final les PJ s'aperçoivent que leur commanditaire n'est pas ce qu'il prétendait être.

      Et bien personne ne s'est plaint.

      (Et oui, je considère que c'était bien du Star Wars)

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  3. c'est un peu comme dire que Terrence Malick ne fait pas du Michael Bay, et l'inverse ...

    Mais ...

    ... bien que je te rejoins sur les divers points, pour moi la règle d'Or est la suivante :
    il n'y a que "Bon MJ" que par rapport à ses joueurs! Qu'il patchouille les règles, l'ambiance voire l'univers du jeu qu'il choisit - s'il en fait un tout largement apprécié par ses joueurs (en étant réglo et en l'annonçant au départ), alors il est "bon" (ce qui est pas forcément un jugement de qualité, juste une constatation)

    Certain que toi, et moi (et vous heureux lecteurs de ce blog et de mon humble commentaire) nous allons trouver "naze" un MJ que certains autres joueurs vénèrent, et "génial" un Meneur que d'autres joueurs trouveraient chiant & soporifique ((ou l'inverse, osef)

    Voili voilà

    (et en même temps, tu prends ton pied, car je te vois là, je te répond sur ton blog et pas sur face de bouc^^)

    -M-

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  4. Comme Alias, sauf pour les jeux où l'univers est posé, genre Star Wars ou In nomine Satanis. Dans ce cadre, j'admets que certaines règles soient posées en matière de style. Sinon, j'aime bien faire ce que je veux, et trancher dans le système de règles est un de mes petits plaisirs.

    Un bon MJ, n'est-ce pas tout simplement celui qui sait quel système choisir pour son jeu, et qui sait ce qu'il est capable de faire passer ou pas dans sa façon de mener ?

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    1. Vas-y : c'est quoi un système ?

      Parce que je sais plus ce que c'est un système. Un jeu, je sais ce que c'est. Un système, j'en sais plus rien.

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    2. Système = Jeu - Background.

      Evidemment parfois les règles sont tellement conçues pour un jeu qu'on ne sait plus les extirper du background, et là si tu fais autre chose avec le jeu, ça se casse la figure.

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  5. Je ne vois pas les choses comme ça. Quand je joue au jeu de rôle (en tant que joueur, ce qui est plutôt rare), l'essentiel est que je m'amuse.

    Si le MJ me dit "on va faire du Inglorious Basterds dans l'univers de Star Wars", j'attends de voir. Ça peut être très bien, ça peut être très nul.

    Pour moi, il n'y a pas de vache sacrée; un traitement n'est pas fondamentalement meilleur qu'un autre. Si c'est bien fait et divertissant, inch'a allah!

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  6. En gros, pour résumer les divers sons de cloche :
    un "bon MJ" est surtout celui qui sait bien choisir ses joueurs, qui tente de combler leurs attentes, qui n'est pas psychorigide à leurs suggestions/idées, et qui communique avant sur ce qu'il a envie de faire avec la partie et/ou campagne - histoire d'être tous au diapason

    (qu'il joue du "Inglorious Basterds dans l'univers de Star Wars" ou du "Star Wars comme Georges Lucas il l'a rêvé et il l'a fait") (même si dans le dernier exemple, peut-être que Georges Lucas aurait dû être un "mauvais MJ" dans la seconde trilogie^^)

    alors qu'un "bon joueur" c'est celui qui amène la bouffe et les boissons (ok, don't react, joke inside)

    -M-

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    1. Je suis assez d'accord avec M. Pour moi l'essence même du jeu de rôle est d'être un jeu coopératif, mais pas seulement entre joueurs, il faut aussi une coopération entre joueurs et MJ et cette coopération repose notamment sur une bonne communication, une bonne compréhension des attentes de chacun et un respect mutuel (ce Alias appelait un contrat social dans une autre discussion).

      En somme, on pourrait dire qu'il n'y a pas de bons MJ, pas de bons joueurs, pas de bons jeux, mais par contre qu'il y a de bonnes tables.

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  7. Pour prendre un autre exemple, Qin et Mandarins & Manigances sont deux jeux de rôles historiques qui ont pour cadre la Chine ancienne. Or on ne peut pas mener l'un comme on mène l'autre, car ils appartiennent à deux genres radicalement différents. Lire à ce propos l'excellent article de Romain d'Huissier "Traiter l'Histoire au travers du genre".

    Sinon, ce n'est pas seulement qu'une question de personnalité ou d'atomes crochus. Pour un même jeu, je peux être un MJ très inspiré un soir et mener comme une sombre merde le lendemain parce que j'ai pas la gaule. Et puis le feu sacré, parfois ça s'éteint. On peut avoir brillamment mené un jeu pendant des années pour finir par ne plus rien apporter d'intéressant à une partie, parce qu'on n'arrive pas à se renouveler, ou juste parce qu'on n'y croit plus.

    Au reste, je crois moi aussi que c'est davantage une question de synergie. Si le bon meneur existe, je pense que c'est avant tout celui qui sera capable de réunir autour de sa table une groupe de personnes qui s'entendent bien, même en dehors du cadre du jeu, qui attendent la même chose d'une partie de jeu de rôle et qui savent qu'ils vont le trouver avec le meneur (et inversement).

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    1. J'aime bien ce que tu écris, mais attention.

      D'une part, les conseils de jeu ne sont pas toujours bien réfléchit, pas toujours bien écrits. Surtout dans les jeux d'orientation "traditionnelle" ou plus ancien. Parfois ils sont en parfaite contradiction ou totalement détachés de ce que produisent les règles (I am looking at you, Vampire : the Masquerade) ou à ce qu’induit la fiction, ne correspondent pas à la manière de mener de l'auteur / de l'équipe de création, sont un copier-coller irréfléchi de ceux d'un autre jeu…

      D'autre part, pour répondre à la question "mais est-ce bien du Star-Wars", il faut être d'accord sur ce qu'est essentiellement un jdr. Et donc c'est mal barré :D

      En découpant à la grosse louche (c’est moins cruel qu’à la petite cuillère) et sans trop réfléchir, je peux distinguer : univers ; ton, style, ambiance dans l’univers ; système de simulation, de résolution ; système de jeu (interaction entre les joueurs, autorité, toussa) ; avec les, ou séparé des, conseils au meneur ; ambiance autour de la table. Pour certains, un jdr, c’est avant tout l’un ou l’autre. Et puis certains jeux mettent l’un ou l’autre en avant. Pour certains, D&D ce sont avant tout des règles, pour d’autre c’est avant tout un (des) univers. Pour moi Polaris (celui de Ben Lehman), DITV, ce sont avant tout des systèmes de jeu, on peut changer l’univers, ça ne change par le cœur du jeu.

      Typiquement, beaucoup vont voir dans Star Wars l’univers (plus ou moins étendu) avant le reste. Donc, là on peut généralement dire que c’est du SW, et l’on sera toujours plus précis en parlant d’un jdr « dans l’univers étendu de SW ».

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  8. Et, pour revenir à la question première, que j’ai fini par oublier presque complètement : même si, en général, chacun a ses orientations préférentielles et ses faiblesses, SI, il y a des bons mj, comme il y a des bon sportifs et des bons médecins généralistes. (Et je ne prétends plus en être.)

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Je considère que vous avez lu la page d'avertissements et je modère en conséquence.