C'est quelque chose qui me fascine à propos des jeux de rôle. Ce sont des machines à produire des histoires. Chaque manuel permet de faire sa propre série télé, sa propre trilogie épique, son propre film.
Prenez quatre personnes, quelques dés et un exemplaire de La Guerre des Etoiles : le jeu de rôle, laissez mijoter quatre heures et vous aurez, grâce à la bonne volonté de tous et aux procédures du jeu, un épisode inédit, avec de nouveaux personnages, mais indubitablement du Star Wars. Réunissez cinq potes autour d'un Fiasco et vous aurez après quatre heures une histoire d'ambition, de trahison et de catastrophes que n'auraient pas renié les frères Cohen. Après une partie de Apocalypse World j'ai toujours l'impression d'avoir vu un épisode d'une hypothétique série Mad Max produite par HBO. Une heure de Toon c'est une heure de Chuck Jones ou de Tex Avery ; trois heures de Paranoïa c'est trois heures de 1984 adapté par les Monty Python.
C'est quand même phénoménal quand on y pense. Des machines à construire des histoires. Des jeux de construction narrative. Comme si les histoires étaient des objets qu'on pouvait assembler hors d'une sélection de pièces détachées.
Et c'est le cas !
Une de mes marottes*, c'est la narratologie : l'art et la science de démonter les histoires pour voir comment elles marchent. Il y a une quantité invraisemblable de sortes d'histoires, et chacune fonctionne selon son propre plan et avec ses propres pièces, au point qu'on peut en faire des schémas narratifs — l'inventaire des pièces et le manuel de construction étape par étape, pour reprendre la métaphore Lego.
Vous voulez un drame ? Prenez une situation tendue où on doit choisir son camp. Faites en sorte que chaque camp soit crédible et sympathique. Plongez-y des personnages qui ont un enjeu dans l'affaire — ils ont intérêt à ce que la situation penche d'un côté plutôt qu'un autre. Arrangez-vous pour que ces personnages choisissent des camps différents. Empirez la situation tant qu'un des personnages n'a pas pris une décision drastique et sans retour possible. Et voilà : un drame.
Vous voulez une quête épique ? Prenez un personnage plein de potentiel non réalisé. Faites-lui miroiter une aventure. Montrez-lui ce qu'il risque de se passer s'il y va. Puis montrez-lui ce qu'il risque de se passer s'il n'y va pas. Donnez-lui des compagnons prêts à l'aider et un mentor pour lui montrer le chemin. Donnez-lui un mal à éradiquer. Posez des obstacles de plus en plus méchants sur sa route, jusqu'à ce qu'il soit vaincu ou qu'il abandonne. Donnez-lui un prix à payer. S'il paye le prix, rendez-le plus fort. Faites-lui affronter face à face le mal à vaincre. Et voilà : une quête épique.
Bien sûr, il y a d'autres façons d'écrire un drame ou une quête épique — ou une comédie de moeurs, ou une aventure nostalgique, ou un conte de fée...
Mais prenez un de ces schémas. Rendez-le ludique : ajoutez des règles, des jets de dés, des ressources à gérer. Faites en sorte que ces règles épaulent les joueurs, les aident à raconter ces histoires le plus facilement possible. Laissez de la place pour que les joueurs puissent ajouter leurs propres éléments, leurs propres personnages, leurs propres dialogues, leurs propres situations. Mieux : faites en sorte que le jeu prenne leurs contributions au sérieux, que ce que les joueurs apportent compte vraiment vraiment beaucoup dans le déroulement de l'histoire.
Un jeu de rôle, c'est un exercice de narratologie appliquée : c'est une boîte à construire des histoires. Parfois toutes simples et directes, comme celle des quatre types qui vont casser la gueule à un dragon pour lui piquer son trésor. Parfois ce sont des histoires compliquées, comme celle des trois frères vampires qui se sont disputés les restes de leur héritage après qu'un des trois — on n'a jamais su lequel — a tué leur père symbolique. Elles sont parfois drôles — "et là, on a jeté le nain saoul par la fenêtre !" — ou parfois intenses — "et là, je me suis sacrifié en retenant le dragon pendant que mes potes se cassaient."
Mais ce qui reste à la fin, ce qu'on s'échange entre joueurs, les anecdotes de vétérans qu'on entend en convention autour d'une bière ? Ce n'est pas tel jet de dés, ou telle victoire : ce sont ces histoires qu'on a vécu tous ensemble.
Si c'est pas le meilleur loisir du monde, ça.
*oui, j'ai beaucoup de marottes.

A ce propos, Darth & Droids fourmille, en commentaire de chaque planche, d'excellents trucs et astuces pour donner à nos histoires des dimensions inoubliables. Et puis ce type se documente sur TV Tropes, ce qui reste sans doute le meilleur label de qualité.
RépondreSupprimerJ'adore Darth & Droids. C'est je pense le seul comics sur une table de JdR où la table fonctionne : tout le monde s'amuse et les parties tournent. Et ses conseils sont toujours excellents.
SupprimerTrès bel article (du point de vue du rôliste que je suis), et très bien vu (ici c'est le scénariste qui parle).
RépondreSupprimerJe vais aller jeter de l'argent sur Ulule pour te remercier, tiens.
Oh ben, je n'en attendais pas tant.
SupprimerJe plussoie le viking irlandais et je te suggérerais même d'ajouter un bouton Flattr.
SupprimerQuoi tu n'as jamais entendu parler des rôlistes de leurs victoires, de leurs caractéristiques, de leurs minimaxages, de leurs jets de dés chanceux ou foireux ? Pour d'aucuns, c'est ça qui reste.
RépondreSupprimerCertes. Parmi les joueurs de D&D3 et Shadowrun la plupart du temps. Mais c'est souvent en contexte, et c'est ce contexte qui donne à tout ça l'intérêt de l'annedote, non ?
SupprimerOu pas, remarque.