J'avais déjà pondu une belle tartine sur les intérêts de bien dissocier le joueur de son personnage. J'en parle un peu comme d'un truc tout neuf et indépendant du jeu en lui-même et complétement avant-gardiste et hype alors que pas du tout, en fait. Cette différence entre le personnage et le joueur est une fatalité, n'ayons pas peur des mots : je ne suis pas mon perso, mon perso n'est pas moi, c'est une évidence. J'interprète mon personnage, mais je ne suis pas plus Phalanx le pirate de l'espace que Robert Pattinson n'est Edward Cullen. Et elle est présente dans tous les jeux de rôle, même si le concepteur en plus ou moins conscience.
Donc, le personnage sait et dit et fait des choses que le joueur ignore, le joueur sait et dit et fait également des choses hors de portée du personnage, et entre les deux, il y a une zone — la fameuse conversation qu'on a tous ensemble et qui raconte les péripéties de nos personnages — où les deux se recouvrent presque, où ce que moi, joueur, je dis c'est ce que dit mon perso, où ce qu'il fait c'est ce que j'ai décrit.
Comment le jeu s'adresse-t-il à l'un ou à l'autre, au joueur ou au personnage, à propos de quoi, et pour faire quoi ?
Tiens, prenons l'ancêtre. Dans Dungeons & Dragons (et la plupart des jeux de rôles), "on" reçoit des points d'expérience. Qui ? Le joueur. C'est la carotte : j'ai bien joué le jeu, je gagne de quoi améliorer les capacités de mon personnage. Le personnage, lui n'a absolument pas conscience qu'il a des points d'expérience, alors que quand "on" gagne des pièces d'or, c'est clair pour lui aussi : c'est même lui qui les reçoit et les dépense, pas moi.*
Quand est-ce que je gagne des points d'expérience ? Ca dépend des jeux. Dans D&D, c'est en terrassant des monstres, en bravant le danger et en récupérant des richesses oubliées dans le trou du cul du monde. C'est-à-dire justement ce que mon aventurier ne ferait sûrement pas si je n'étais pas là, son joueur, pour le pousser au cul. Si une des conditions de victoire de D&D c'est de rester en vie (je l'invente pas, c'est marqué dans le bouquin), pourquoi est-ce que j'irais risquer celle de mon perso ?
Parce qu'une autre des conditions de victoire, c'est de voir son personnage progresser. Et cette progression demande des pèxes. Et à D&D, ces pèxes, on les gagne en risquant sa vie. C'est ce qu'on appelle un incitatif. Il s'adresse à moi, le joueur, pas à mon personnage, qui ne sait pas ce qu'est un pèxe.
L'incitatif de mon perso, c'est, disons, les pièces d'or, ou la gloire, ou la main de la princesse. Des choses qui existent en vrai dans son monde à lui. C'est d'ailleurs marrant de voir ce qui se passe quand on joue l'un contre l'autre, les intérêts du personnage contre ceux du joueur. "La princesse est enchantée à l'idée d'épouser ton barde, mais elle est morte de trouille à l'idée qu'il meurt comme une merde dans un couloir boueux, et lui demande d'abandonner sa vie d'aventurier et de devenir casanier." La main de la princesse contre la montée de niveau. Ou, moins drastique, "si ton personnage accepte de laisser la liche et ses trésors tranquilles, il aura un duché. Tu ne gagneras pas le moindre pèxe cette séance-ci, mais début de la séance prochaine tu auras quelques terres et un petit château." Ou encore "laissez-moi tranquille et je vous file un objet magique" (ou une bourse de pièces d'or, ou un oeuf de dragon...)
Et ça c'est pour D&D. Une fois qu'on a mis le doigt sur cette différence — ce qu'on donne au personnage, ce qu'on donne au joueur — on peut se permettre des choses marrantes.
Comme dans Lady Blackbird par exemple. Comment est-ce qu'on gagne des pèxes ? Chaque personnage a des clés. Ces clés représentent un trait de caractère ou un objectif personnel. Par exemple :
Comme dans Lady Blackbird par exemple. Comment est-ce qu'on gagne des pèxes ? Chaque personnage a des clés. Ces clés représentent un trait de caractère ou un objectif personnel. Par exemple :
Clé de la mission
Vous devez échapper à l’Empire et retrouver celui qui fut votre amant secret, le Roi-pirate Uriah Flint, que vous n’avez pas revu depuis six ans. Enclenchez votre clé quand vous faites une action pour atteindre le but de votre mission.Quand on enclenche une clé, quand le personnage fait quelque chose qui colle à ce trait, comme par exemple quand la Lady du titre trouve une piste pour retrouver son pirate chéri, le joueur gagne un ou deux pèxes selon le niveau d'emmerdements dans lequel ça met votre personnage (plus il est emmerdé après, plus vous touchez). Mais on peut également racheter cette clé :
Rachat : Abandonnez votre mission.Quand vous rachetez cette clé, votre personnage la perd définitivement. C'est quelque chose de gros. Votre personnage doit faire le contraire de ce que la clé demande pour pouvoir la racheter. C'est un moment important pour votre personnage. Eh bien, quand vous le faites, vous gagnez 5 à 10 fois ce que la clé rapporte.
Alors, gain à long terme — garder la clé, encaisser quelques pèxes ponctuellement — ou à court terme — racheter la clé, gagner des tonnes de pèxes ? A vous de choisir, mais quoi que vous choisissiez, ça sera intéressant. Ca sera un moment mémorable : après tout, voir le personnage décider d'abandonner une partie de lui-même alors qu'il vient de passer un bon bout de temps à se mettre dans les emmerdes à cause de cet aspect de sa personnalité, c'est un moment narratif rare, non ?
Mais surtout, ça donne envie au joueur de se mettre dans des situations que son personnage, dans l'absolu, préférerait éviter. Le personnage risque d'agir contre son intérêt — celui d'éviter les emmerdes — alors que le joueur, lui, agit pour les siens. Ca rend la partie intéressante : ça pousse le joueur à prendre des risques avec son personnage, à lui faire affronter le danger, à le mettre dans la mouise... dans certaines circonstances qui collent à son personnage et ses motivations. Si les clés ne rapportaient pas de pèxes, si elles étaient juste une liste de trucs définissant le personnage sans aucune contrepartie mécanique, le joueur pourrait s'en foutre sans que ça change quoi que ce soit à la résolution de l'histoire.
Mieux, en donnant des pèxes dans ces deux situations — un peu mais souvent quand il brave le danger pour accomplir ses clés, beaucoup mais une seule fois quand il change drastiquement — ça fait en sorte que ces moments développent le personnage, le fassent évoluer. Il deviendra plus fort (plus de dés à lancer) et plus riche (de nouvelles clés ou aptitudes).
Ces règles, loin d'être un mal nécessaire, deviennent le moteur de l'interprétation : au lieu de devoir parfois les ignorer pour jouer son personnage en accord avec sa nature profonde et rendre l'histoire intéressante, on peut les appliquer telles qu'elles en toute situation et leur faire confiance pour rendre au contraire l'histoire encore plus intéressante. Et je pense justement que ça marche parce qu'elles jouent les intérêts du personnage contre ceux des joueurs.
*il y a même des jeux où le personnage dépense son fric sans me demander mon avis à moi, son joueur. C'est dire. Regardez Feng Shui où le personnage paie son loyer et gère son budget sans que je n'aie rien à faire, sauf me dire qu'il aura bien gardé de côté de quoi se payer des explosifs illégaux si le besoin s'en fait sentir.

Même si la dichotomie joueur/personnage est évidente, le reste ne me convainc pas tout à fait. Le joueur agit toujours dans son intérêt, pour son plaisir propre. Il fera ce qui l'amuse, ou ce qu'il trouve cohérent, bref, ce qui lui plait.
RépondreSupprimerCe que je veux dire, c'est que ce que tu appelles "intérêts du personnage" est une classe d'intérêts du joueur. On ne fait que mettre le joueur devant un choix : "Tu peux avoir ça, ou ça, mais pas les deux." et c'est de là que naît la tension. Pas entre le perso et le joueur, mais entre deux forme de gains différentes pour le joueur.
Dans la vrai vie, tu prends parfois des risques parce que tu penses que ça va payer plus tard, ou que le risque en lui-même te plaît. C'est un investissement. Ton perso peut agir de la même façon. Toute action doit être justifiable au travers du perso.
Si tu dois ressortir à une motivation qui n'existe pas au yeux du perso, il va manquer de crédibilité. A moins que l'incitant du PX ne te pousse à enrichir ce qui constitue ton personnage.
Maintenant, on a des jeux qui vont dans ce sens, comme Ladybird, mais si on remonte à Donjon on ne retrouve pas ces éléments...
Assez étrange...
RépondreSupprimerLe rôliste cherche toujours à séparer joueur et personnage...
Et si pour que l'expérience qu'est le jeu soit plus riche il fallait au contraire viser le rapprochement?
Mon personnage ne peux être différent de moi que parce que le contexte du personnage est différent de celui du joueur?
Le plaisir de jeu, instantané ou à retard, peut autant venir des rapprochements que de l'éloignement. (Idem pour la destruction du plaisir, à propos.) J'aime alterner les deux.
RépondreSupprimerJe déteste les pex.
D'une part ils ont en général des effets pervers. (Cf mon dernier CR AW sur CNO.)
D'autre part je préfère que l'on me dise, en règle ou en conseil, "vous tirerez le maximum de ce jeu en jouant comme ceci, essayez cela, visez ceci, …". Dans mon expérience cela fonctionne beaucoup mieux que les pex. Certains apprécient les pex pour l'aspect ludique, moi j'ai l'impression d'être infantilisé et/ou manipulé. J'ai d'ailleurs souvent une réaction paradoxale, une rébellion instinctive face à ce genre d'incitant.
Plus les incitants tendent à des actions qui ne sont pas justifiées dans la fiction, plus la cohérence de celle-ci est mise à mal, ce qui pose problème à des niveaux différents selon les priorités de jeu, les attentes des joueurs.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec la dychotomie que tu observes pour D&D.
RépondreSupprimerLe joueur gagne des XP, mais le personnage gagne en puissance.
Il n'est pas conscient de la méchanique d'XP de pourquoi il progresse ou quel est le déclencheur exact.
Mais il sait qu'à force de partir en aventure en plus de devenir riche et célèbre il devient plus fort/intelligent/agile ...
Il ne réalise pas le changement un matin en défonçant une porte alors qu'il venait frapper.
C'est comme faire du sport, tu admets que l'activité corporelle répétée te permet de progresser, mais très peu de gens comprennent la réalité biologique et les mécaniques physiques qui l'expliquent.
Je trouve d'ailleurs aberrant que les habitants du monde à dédé n'en aient pas conscience. Ils vivent dans ce monde, ils en font l'expérience, ils sont capable de tirer des conclusions à partir de leur expérience : ceci entraine cela. Ils doivent donc connaitre les principes des xp, des pv, des alignements. Ou plutôt de leurs effets sur le monde. Ils doivent savoir qu'il ne sert à rien de s'entrainer si l'on a pas été gagner ses pex avant.
SupprimerCa doit entrainer une vision du monde plutôt intéressante.
Attention, ça ressemble à une question de perméabilité du 4e mur, mais ça n'a rien à voir. Je dirai même que cela demande un 4e mur bien solide.
Je ne partage toujours pas les opinions émises dans cet article, mais je ne vais pas revenir en détail sur mon point de vue, je l'ai déjà fait ici même en janvier dernier.
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