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mardi 23 janvier 2018

Le contrat social vs le contrat de table

Le contrat social c'est pas ce que tu crois. Enfin : toi, j'en sais rien, j'ai juste tendance à utiliser la seconde personne du singulier comme interlocuteur générique parce que je suis faible et complaisant avec mes outils littéraires, mais en général, quand j'entends parler du contrat social en jeu de rôles j'entends des trucs qui me laissent


Quand on en parle dans un contexte sociologique aussi remarque, mais va-t-en savoir comment, ça m'arrive moins souvent d'en entendre parler dans un contexte sociologique.

Bref.

Ca devrait pas m'agacer autant, parce qu'en général, les discussions sur ce que les rôlistes imaginent être le contrat social sont constructives, saines et produisent des outils sympas pour que personne soit franchement déçu à la table et que tout le monde aie envie d'être là, et c'est très bien. Mais la notion d'origine, là, celle qui s'est fait diluer jusqu'à devenir translucide, je l'aimais bien et je trouve qu'elle sert à des trucs.

Evidemment je te vois déjà arriver avec ton air chafouin me demander "mais si t'es clairement le plus malin vu que tu ramènes ta fraise, je suppose que tu peux m'expliquer ce que c'est, hein, mmh" et bon

C'est quoi le contrat social

Entre les deux fesses du 17e siècle, un diplomate du pays du Gouda nommé Huig de Groot se dit que si la société existe, c'est que les gens veulent bien. Qu'ils sont d'accord tacitement de jouer le jeu. Voilà, c'est ça le contrat social en sciences politiques : la notion, plus ou moins floue et plus ou moins nuancée selon les auteurs et les chercheurs, que la société tourne parce que tout le monde, sans devoir le dire ou l'entendre, est assez d'accord que la société c'est pas mal, comme truc, et qu'on va pas trop foutre la merde histoire que ça continue. Par exemple, Rousseau trouve que ce "pacte social" tourne surtout autour de "on se calme sur la loi du plus fort, on force sur l'intérêt collectif", pour citer le plus célèbre.

Ce pacte ou contrat social, il est par définition

a. tacite, personne n'a besoin d'en discuter, et personne ne l'a vraiment "passé" ou "signé". Le mot "contrat" c'est juste une image pour bien faire comprendre que c'est un arrangement basé sur les intérêts mutuels ;

b. nécessaire à la société, et donc inutile de se demander s'il existe. Si on en discute, il existe, d'une façon ou l'autre, sinon point de société. La question c'est : dans les faits, à quoi il ressemble. On peut si on veut dire qu'il n'existe pas, mais alors ça veut juste dire qu'on rejette la notion et du coup y'a rien à discuter.

Et là je vois tout le monde me regarder les yeux vides à se demander pourquoi je raconte tout ça et la réponse c'est fatalement la faute à



Ronald Edwards


Le réveil de la Forge

Et je me calme si je veux sur les calembours estampillé Star Wars, c'est pas toi qui paies.

Donc y'a le gros modèle. Mais si tu sais bien : G/N/S, le principe de Lumpley, toute la brouette. C'est censé décrire comment marche l'activité jeu de rôles. Je pense qu'il tient plus ou moins debout, et que c'est un bon point de départ pour capter des trucs essentiels, mais il a son âge et parle d'un autre temps. À ma décharge il se peut aussi que j'y ai rien bité, qu'on soit clair.

Et il est conçu par Ron Edwards qui, parce que c'est un gros intello académique, pense à de Groot et Rousseau quand il invente une notion proche pour parler gidéaire.

Aussi Edwards a pas l'habitude de parler à des gens normaux. Mais sur le coup je le trouve plutôt clair :
Contrat Social:L'ensemble des interactions et relations d'un groupe de jeu de rôles, comprenant les liens sentimentaux, les arrangements logistiques et les attentes des participants. Tout jeu de rôles est inclus dans le contrat social du groupe.
(Source)

Je veux dire :

L'ensemble des interactions et relations d'un groupe de jeu de rôles ça dit bien ce que ça veut dire, non ? Tout ce qui s'est passé entre André et Bob, et entre Bob et Charlotte, et entre André et Charlotte, et eux trois ensemble, et tous les autres... Bien sûr que ça comprend des trucs comme "Bob passe tout à Charlotte", ou "c'est André qui ramène Bob après la partie" ou "Charlotte kiffe les ninja". Mais ça comprend aussi "André est un peu grognon le vendredi" ou Bob déteste les salsifis et tout le monde le sait" aussi. C'est gros, c'est large. C'est en gros l'identité de ce groupe humain. L'ensemble des choses immatérielles qui le constituent. Ce qui fait que c'est autre chose que quelques gens rassemblés, mais un groupe.

C'est très large comme notion.


Mais bon c'est juste une notion. Il faut savoir que c'est là et comment ça fonctionne, je pense, mais c'est pas nécessaire de cartographier le contrat social de ton groupe par le détail pour que ça soit utile par exemple. Déjà, je doute que ça soit physiquement possible.

Et quand Edwards dit que toute partie de jeu de rôles est inclue dans le contrat social, il veut dire que faire du jeu de rôles fait partie de cette identité de groupe, nécessite des arrangements qui font partie du contrat social du groupe, que la partie sera influencée par le contrat social déjà existant dans le groupe, et que cette partie laissera des traces dans le contrat social par après.

Ou, en clair. Le groupe sait qu'il fait du jeu de rôles, ça fait partie de son identité ("voici Bob et Charlotte, on rôle ensemble"). Arriver à organiser la partie dépend de l'histoire du groupe et de ses expériences ("ah non, on joue pas chez Bob, rappelez-vous la dernière fois"). Ce groupe joue d'une certaine façon, qui dépend des expériences et goûts de chacun, en commun ou en groupe ("si je mets des ninjas dans le scénar, Charlotte va s'y intéresser, parce qu'elle kiffe les ninjas"). Et le groupe aura un peu changé après la partie ("Eh, tu te souviens la fois où t'as mis des ninjas dans ton scénar, mais Charlotte s'en foutait ?").

En gros : tout ce qui est arrivé au groupe, comment il fonctionne et comment il se voit collectivement, sans que personne n'y pense, c'est ça son contrat social. Et faire du rôle, et comment faire du rôle, ben c'est compris dedans.

Et quand on y réfléchit c'est pas loin de la notion en sciences politiques : c'est tacite, clairement, et c'est par définition la raison pour laquelle le groupe existe, car s'il n'existait pas, on aurait rien à appeler "groupe".

Voilà ce que c'est, le contrat social, dans le contexte du gidéaire, selon Edwards et les forgiens. À quoi ça sert ? Ben à pointer des trucs du doigt, principalement. Des trucs utiles pour capter comment ça marche une partie de jeu de rôles. Notamment ça montre bien qu'une partie n'est pas l'autre d'une table à l'autre, même avec le même jeu, même avec le même scénar, et même si les groupes tentent de coller au plus près à la lettre du jeu et du scénar. Ou, bêtement, pourquoi et surtout comment chaque groupe a ses goûts et ses habitudes. Et ça remet au coeur de la discussion un truc qu'on perd souvent de vue, moi le premier : une partie de jeu de rôles, c'est avant tout une occasion sociale. Une discussion de groupe pour le plaisir.

Eeeeeh oui : un forgien ne dit pas "ça dépend du groupe" ou "ça dépend du MJ". Il dit "ça dépend du contrat social". C'est même comme ça qu'on peut les reconnaître.

Ou aux bretelles.

Mais pourquoi

Mais pourquoi tout le monde en parle comme si c'était un truc explicite, limite un papier à signer ? À quel moment c'est devenu autre chose qu'une notion abstraite pour expliquer pourquoi, si un gidéaire ça se passe dans ton imagination qui n'appartient qu'à toi, on arrive à y jouer à plusieurs ?1

Eh ben si tu me demandes, mystère.

Je suppose qu'à un moment des gens ont entendu l'expression "contrat social" pour la première fois, l'ont capté de traviole, se sont dit "c'est vrai ça, il faudrait une sorte de charte qu'on signe à ma table pour éviter que ça parte en yeuque" et ainsi fut fait. Et puisque les notions abstraites sont plus souvent victimes de la dérive sémantique, faute d'un référent qu'on peut pointer du doigt et palper de tout son saoûl, le sens original s'est perdu, tant en anglais qu'en français.

À la place, ce qu'on trouve généralement derrière les mots de nos jours, j'ai l'impression, c'est une sorte de charte souvent verbale, parfois physique, qui détaille comment ça se passe quand on joue ici. Ce que mon 1er club de gidéaire appelait assez à propos une charte de table, ou un contrat de table. Et je comprends la confusion : c'est clairement une sorte de contrat, et oui, il est de nature sociale. Cette charte est même techniquement contenue dans la notion forgienne de contrat social, fatalement : "dans notre groupe, on fait une charte de table". Mais c'est pas de ça dont parle Edwards et ses disciples.

Comme je disais au début : c'est pas mortel non plus. Ce que ça a donné comme pratiques, c'est des chouettes pratiques, c'est pas ça. Mais j'aimais bien la notion d'origine, et je pense qu'il y a encore plein de discussions intéressantes à avoir dessus.

(Ce qui me permet de rappeler que, si on me demande, on devine pas le sens d'une expression aux mots qui les composent, mais au contexte dans lequel elle apparaît et s'utilise, que les mots et les expressions changent de sens avec le temps et l'usage, que si t'es tout seul à avoir un dictionnaire ce dernier ne te sert à rien et que quand on revient aux sources d'une notion faut souvent faire de violents efforts dans sa tête pour capter de quoi on parle vraiment. Faut pas confondre étymologie et sémantique, c'est tout ce que je veux dire.)

Bref et donc au final c'est pas sale, c'est la nature, mais quand je parle de contrat social dans le contexte du jeu de rôles, sachez que je fais mon vieux con : je suis raccord avec Edwards. C'est valable rétroactivement.

----O----

1. [note 1]une des trois questions fondamentales de la jeuderôlogie, avec "si les gamins rôlent spontanément, pourquoi on a besoin de gros bouquins pour le faire" et, bien sûr, "quelle est la meilleure façon de faire semblant d'être un elfe"

Pour une description un brin plus claire par les générations de forgiens suivantes, y'a toujours Big Model, le wiki de cette secte étrange. Gaffe néanmoins, ils y parlent parfois un drôle de sabir.

Source de l'illustration d'article : les inimitablement lourdingues FISTS ET LES LETTRES

5 commentaires:

  1. As-tu un exemple de charte de table ? Est-ce un truc du genre X-Card ?

    PS : CthulhuTech était à for vil prix sur Ludikbay et j'ai craqué par ta fauuuute

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    1. Mais malheureux, respecte-toi !

      (Non je déconne, mais surtout, conseil : lis attentivement Hot Merchandise, tu vas voir, c'est proprement le scénario d'intro le plus dégueulasse que je connaisse, y'a rien qui va)

      Sinon, oh, ouais, x-card et tout, mais je pense aussi à des trucs aussi tartes que "ici le mj a le dernier mot" ou "si tu arrives après le quart d'heure académique on commence sans toi" ou "pas de scène de cul jouée en live" ou quoi. Parfois c'est même structurel à la partie genre notre table de shadowrun avait pour principe "les PNJ ne servent à rien si on leur tient pas la main" par exemple.

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    2. Aoki, donc "vos PJ ne sont pas des psychopathes" ça compte dedans aussi ?

      Je me respecte, mais je te respecte d'autant plus que le bouquin, moi je le lis comme ça pépouze sans même chercher à comprendre les règles ni rien et qu'il y a quand même 2 trucs qui m'agressent la tronche par page (et c'est la VF). Alors toi qui décortique le machin, ça me donne envie de t'envoyer des oranges ...

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    3. Et pourtant y'a du bon dedans je trouve, je te jure, sinon ça m'agacerait pas autant

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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