Déjà, à l'échelle d'une partie, généralement, dans la plupart des cas, on peut dire que les participants pris dans leur ensemble sont à la fois auteurs et publics. Auteurs parce que tout le monde raconte des trucs qui importent, même quand on est pas MJ, et public parce qu'on ne sait pas vraiment, dans l'idéal, comment tout ça va se terminer exactement** et qu'on le découvre ensemble.
Mais de moment en moment, de "coups" en "coups", il y a autre chose qui se passe. Même si on divise jamais le groupe, même si on reste dans cette dynamique de "tous dans le minivan !" à chaque fois qu'un PJ fait un truc, va quelque part ou va voir quelqu'un, y'en a toujours bien un ou deux qui mouftent rien. Qui regardent passer le truc, qui n'ont rien à faire faire à leurs bonhommes.
Et traditionnellement, qu'on parle de bonne pratique, de critique ou de design, les joueurs en touche on s'y intéresse genre pas. Et pourtant, ils ne comptent pas pour des prunes.
Même quand on joue pas, on s'amuse
Bon, déjà, même quand on a pas son bonhomme dans la scène, y'a une histoire qui se passe, pas vrai ? Et bon, vu que les autres joueurs sont le seul public de cette histoire, si t'arrives pas à les intéresser même eux, ça ne dit rien de bon pour votre histoire, j'ai envie de dire. C'est rien de nouveau, j'ai déjà même tenu le crachoir en public pendant presque une heure à ce sujet donc je vais pas m'éterniser dessus, mais je fais attention aux joueurs qui décrochent quand c'est pas leur tour de parler, parce que non c'est pas normal. C'est un indicateur que tu n'attrapes l'attention des joueurs que quand tu touche à leurs bonhommes directement, et c'est un peu dommage je trouve.Donc voilà, déjà ça : intéresse ton public. Et ton public, c'est pas seulement celui à qui tu parles, c'est aussi tous les autres qui vous regardent parler. Si t'en a un qui joue à Angry Birds, un autre qui lit un vieux Casus et le troisième qui pionce, y'a quelque chose qui foire un peu quelque part. C'est un indicateur d'un tir à corriger.
Mais y'a plus intéressant je trouve.
Jauger la fiction
Une partie de jeu de rôles, quelle qu'elle soit, est un exercice d'imaginaire négocié : je vais pas revenir mille ans dessus non plus, mais en gros, pour que quelque chose se passe dans le monde fictif de nos bonhommes, il faut qu'on accepte tous que ça se passe. Parfois à coups de négociations informelles, parfois à coups de règles, parfois à contre-coeur et souvent tacitement - "mon bonhomme soulève la tête d'élan !" et si personne ne dit rien c'est bon, ton bonhomme a soulevé sa tête d'élan.Du coup, même si c'est pas "ton tour", même si ton bonhomme n'est pas là, tu peux t'exprimer. Si tu trouves quelque chose trop gros, trop léger, pas dans le ton, mal géré ou quoi, si ce qui se passe te chatouille, tu peux le dire, et ça aura comme conséquence de réévaluer ce qui vient de se passer. Ou, pour donner un exemple concret :
MJ : et comment tu fais pour lui tirer les vers du nez ? Je vais pas te donner un jet de charisme comme ça.Ou "c'est pas faux... elle te regarde comme si tu l'ennuyais profond." Ou "C'est pas faux, va falloir faire mieux : comment tu l'approches ? Sors le grand jeu, gamin, sinon rien ne se passe." Ou "Oui mais mon bonhomme a 18 en Charisme, lui". Ou "Oui, mais c'est la première fois qu'elle me voit et je suis quand même un canon de première." Ou "Dis, c'est qui le MJ ici ? Ca passe, je dis." Etc. Ce qui compte dans l'exemple n'est pas comment, au final, on gère la scène, mais le fait qu'on renégocie les événements parce qu'un joueur trouve que ça pique un peu.
Joueur en jeu : oh, un sourire vainqueur, un p'tit clin d'oeil, et une voix de velours, comme d'hab.
Joueur en touche : mouais... Dites, je veux rien dire, hein, mais la duchesse, là, on l'a vu se faire approcher à longueur de scénar et tous les mâles du groupe s'y sont essayé, et tout le monde s'y est cassé les dents au point qu'on se demande si elle ne joue pas pour l'autre équipe. C'est pas un peu trop facile ?
MJ : c'est pas faux... Dis-moi, joueur en jeu, pourquoi est-ce qu'elle céderait cette fois-ci ?"
C'est pas nécessairement négatif, d'ailleurs : si t'es pris dans l'histoire, comme au théâtre de marionnettes, encourage le joueur en cours. Préviens le personnage de ce qui arrive. Envoie des suggestions. Vis un peu le truc ! Balancer des "mais vas-y ton poing sur son nez ! Il est en train de t'embobiner là !" ou "Oh ! Oh ! Et tu sais ce qui serait fendard, là ? Qu'en fait..." ça fait des merveilles.
Même si on est parfois (souvent) réticent à la prendre, cette occasion de réagir et de demander que la fiction soit réévaluée par le groupe est toujours là, prête à être saisie. Est-ce que ça sera bien vu ou mal vu par le groupe ? Ca va dépendre de son (arg) contrat social***, du contexte du truc, etc. Mais la porte est toujours ouverte, même si elle est posée contre le chambranle.
Et même si ça peut éventuellement être vu par certains comme, je sais pas, une remise en question insupportable de l'autorité du MJ, dans les faits, c'est une bonne chose™ : sans cette ouverture, on risque de laisser derrière un joueur qui trouve la partie de plus en plus tarte, mais qui ferme sa mouille - ce qui est généralement interprété comme un consentement tacite. Malentendu. Ambiance de merde. Décrochage. Voire pis : ragequit.
Un jeu - parmi d'autres - qui met le doigt dessus : Dogs in the Vineyard avec la règle suivante (pp. 78-79).
Quand vous menez, essayez de suivre l'exemple que donne votre groupe. Une bonne partie de votre boulot durant les premières séances est de découvrir, par observation, ce qui est pour eux un Coup ou une Relance valables, une invocation de Trait suffisante, un Enjeu convenable, etc.
Néanmoins, n'observez pas ce que votre groupe fait en jeu, mais plutôt qui est insatisfait avec ce qui se passe. Le joueur qui fronce les sourcils et semble désapprouver le Coup de quelqu'un, ou qui marmonne "c'est faiblard" quand quelqu'un attrape les dés - c'est lui que vous devriez suivre.
Le joueur le plus critique devrait placer la barre pour le reste du groupe. Quand vous menez, c'est à vous d'y faire attention. Découvrez où cette barre est placée, et encouragez le groupe à l'atteindre ou a dépasser.
Juge de touche
Mais il y a plus intéressant encore. Plus que lui laisser la place pour s'exprimer ou faire attention à ce qu'il dit, on peut donner à un joueur en touche une responsabilité explicite sur la narration. Lui demander de jauger, par exemple, quel genre d'attribut on utilise, ou ce qui se passe ensuite, ou comment se comporte tel ou tel PNJ, que sais-je. Bref : utiliser sa position privilégiée - participant à la partie, mais techniquement n'ayant aucun cheval dans la course - dans "la mécanique", dans les procédures pour déterminer ce qui se passe dans la fiction.Un peu, oui, comme dans une ligue de baseball minime, pendant un match, les joueurs exclus servent de juges de touche. Ou comme on compte les points en compète de tennis quand le club n'a pas les moyens de se payer un arbitre (ça arrive).
On voit de plus en plus des jeux, des articles ou des peïes comme moi conseiller de filer aux joueurs en touche les PNJ mineurs, ceux dont l'interprétation n'est pas cruciale à la direction de la scène. Ainsi, le MJ peut se consacrer à jouer Richelieu à fonds les manettes quand il humilie publiquement le pauvre Mousquetayre du Roy de Paulette, et laisser les réactions amusées, offusquées ou intéressées des courtisans qui assistent à la scène au joueur dont le bonhomme est resté à l'auberge, par exemple.
L'idée de "retourner la question" quand on mène a aussi fait son petit bonhomme de chemin. Et puisqu'on peut, dans certaines situations, craindre qu'un joueur dont le bonhomme est concerné par la réponse ne cherche à tirer la couverture à lui, pourquoi ne pas demander à un joueur tiers, un joueur en touche ? Quand je panne d'inspi, demander à un joueur en touche "Dis, à ton avis, l'ex de Machin, elle va réagir comment s'il déboule comme une fleur lui demander les clefs de sa caisse ?" me permet a. d'avoir de l'inspi, justement, en évitant peut-être b. d'entendre "oh, elle les file direct" comme si j'avais demandé au joueur concerné.
En fait, demander aux autres joueurs, d'expérience, relance l'intérêt et met une pression très particulière - pas nécessairement plus méchante, mais souvent plus intense - au joueur concerné. Imaginez que vous poursuivez un gus sur les toits.
MJ : et là, (roll) il bondit au-dessus d'un jour de vingt bon mètres entre deux buildings ! Si tu veux le suivre, c'est le jet de force + athlétisme.Joueur concerné : et il se passe quoi si je rate ?MJ : c'est vrai ça les gens : il se passe quoi s'il rate ? Qu'est-ce qui serait fun et crédible ?C'est pas systématique, mais c'est très souvent : sourires carnassiers de la part des joueurs à qui on demande l'avis, suggestions qui fusent, inquiétude diffuse de la part du mec qui a déjà pris ses dés en main, mais qui hésite un peu.
(Ou alors c'est dû à la tête que je tire quand je demande ça, voir fig. A plus haut.)
Un jeu qui met le doigt dessus : Sous la Lumière des Étoiles dont je ne vais pas citer la règle en question parce que c'est 25% du rédactionnel du jeu de base et j'ai pas envie de cracher dans le café ni d'Epidiah Ravachol, ni d'Yragaël, mais en gros : quand tu trouves qu'un personnage à l'arrière-plan fait quelque chose qui est Difficile, Dangereux ou les Deux™, tu le dis et un troisième joueur, c'est-à-dire ni toi, ni le joueur concerné, détermine si c'est difficile, si c'est dangereux ou si c'est les deux, et explique ce qui se passe ensuite en conséquence.
Le jeu est bien obligé parce que c'est un jeu sans MJ, mais néanmoins : demander à un autre larron qui n'a rien à faire ce qui risque de se passer ensuite, c'est lui demander implicitement "qu'est-ce qui t'intéresserait de voir se produire ?" Et c'est pas mal pour relancer l'intérêt de ce joueur, assez évidemment. Puisqu'on le lui demande. Et qu'il le dit. Et que ça se passe.
Voili voilou quelques pistes où va ma tête pour l'instant sur ce sujet, c'est juste un aperçu et je pense qu'il y a des trésors de mécaniques funs, sympas et rigolos à aller trouver dans cette direction un peu ignorée. Qu'est-ce qui vous semble ?
*Mais quel con ce "on".
**Si votre partie est 100% conforme à votre prépa, c'est pas une partie de gidéaire, c'est une pièce de théâtre.
***En gros, l'ensemble des attentes, des goûts et des relations humaines des et entre les joueurs en et hors jeu, de "Tom est toujours d'accord avec Jacques" à "Marie surkiffe les ninjas" à "tu feras pas jouer Anne à Donj'." Dans ma bouche ça n'a pas grand chose à voir avec le contrat de table, c'est-à-dire une charte formelle ou informelle de comment se comporter à la table. Je vois d'où vient la confusion mais je vois pas de meilleur terme : si vous en avez un je suis preneur.

A rajouter au moulin : Archipelago de Matthijs Holter. Dans ce jeu, chacun prend la narration à tout de rôle pour faire vivre son personnage, et les autres joueurs sont sur la touche, mais il s'agit d'une touche active. Ils peuvent entre autres, et pour ce qui nous concerne :
RépondreSupprimer- moufter en utilisant les phrases clés, notamment " ca ne devrait pas être aussi facile"
- incarner d'autres persos PNJ à la demande du joueur actif
- fournir très simplement des pistes au joueur actif quand il bloque un peu sur l'inspi.
Il s'agit donc d'une touche participative et reglementée. En jouant, j'ai personnellement pris plus de plaisir dans cette situation que dans celle du joueur en jeu.
Oui voilà. Et je voulais citer aussi Bliss Stage qui, pendant les scènes de récup - celles où deux PJ se rencontrent pour souffler un peu et qu'on voit comment leur relation évolue - c'est un joueur dont le perso n'est pas dans la scène qui décide quelles sont les conséquences de la scène sur une liste, de "votre relation se solidifie" ou "clairement vous venez de passer un palier, là" à "euh, je crois qu'on peut dire que vous vous éloignez l'un de l'autre", chaque choix ayant des conséquences pour la suite.
SupprimerMerci Grégory, c'est une approche très originale, du grain à moudre pour la semaine. Bravo !
RépondreSupprimerMerci merci. Je vais essayer d'en faire aussi un "cheatcode du MJ" sous peu, sur le même thème mais axé pratico-pratique pour MJ trad. Mais ces derniers temps j'ose rien promettre.
SupprimerArticle intéressant ! Il n'est pas toujours facile de remettre en question le très populaire Dogme du MJ Tout Puissant... et ce même quand on est soit même le MJ, que ce soit à cause de ses propres habitudes ou de celles des joueurs qui se mettent parfois naturellement en "off" lorsque leur perso n'est pas présent.
RépondreSupprimerIl y a toutefois des éléments que j'ai rencontré en appliquant ce genre de technique, qui peuvent agir comme obstacles : la gagne et l'implication du joueur. C'est particulièrement le cas des jeux de rôles à "mission", où les PJ ont un objectif commun à résoudre qui va immanquablement les faire traverser une montagne de problèmes : si je demande (implicitement) à un joueur qu'est ce qu'il aimerait voir se produire, il y a de fortes chances qu'il me réponde que l'ex de Machin file les clés de sa voiture direct sans broncher.
Paradoxalement, dans ce cas le joueur ne répond pas ce qu'il y a de plus intéressant pour lui, au contraire même : si le jeu consiste à remplir une mission, c'est la présence d'obstacles à résoudre qui va créer le jeu, et pas le fait que tout se passe bien. Alors pourquoi le joueur ne fournit il pas un obstacle bien croustillant ? On passe sur les réponses comme la mauvaise foi et le sabotage (on part du principe que le contrat social est respecté), la réponse est simplement : l'implication du joueur pour son personnage. Comme le jeu de rôle consiste pour un joueur en grande partie à essayer de "penser comme son personnage", le joueur répond -volontairement ou non- ce que veut son personnage, parce que c'est ce sur quoi il est impliqué... en l'occurrence la réussite.
En fait, c'est peut être le point le plus délicat sur pas mal de techniques de délégation de responsabilités : demander à un joueur de sortir de son personnage. Pour certains -en particulier ceux qui ont l'habitude d'être de l'autre côté de l'écran- ça passera comme une lettre à la poste, pour d'autres ce pourra aller contre leur plaisir ou leur confort de joueur. À ce propos, Apocalypse World tranche de manière assez claire : le MC doit s'adresser aux personnages, pas aux joueurs... donc demander à un joueur d'interpréter un PNJ ou d'évaluer une situation qui sont étrangers à son personnage est normalement proscrit.
Je pense pas que la gagne soit un problème. Si le MJ demande aux joueurs ce qu'ils veulent et qu'il le leur donne, tout le monde devrait être content. Il faut juste faire tourner et ne pas toujours demander au même joueur, pour avoir tous les avis. Et ne pas oublier que le MJ est aussi un joueur, avec des attentes dans le jeu, donc parfois il doit aussi se demander à lui-même, et se répondre. Dans ce cas il vaut sans doute mieux le faire in peto. :p
SupprimerTiens, ça me fait aussi penser à cet adage, je ne sais pas s'il a un équivalent en français : “Don’t Ask A Question If You Aren’t Ready For The Answer”.
SupprimerSi le MJ demande aux joueurs ce qu'ils veulent et qu'il le leur donne, tout le monde devrait être content, certes... mais le biais que je pointe, c'est quand le MJ demande aux joueurs ce qu'ils veulent, mais que c'est leurs personnages qui répondent. Parce que beaucoup de personnages veulent juste s'en sortir sans rencontrer de problème - ce qui va à l'encontre de ce que joueurs et MJ veulent, de l'aventure et des défis.
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