Donc, on joue à un jeu de rôle. D'un côté, on a la vraie vie : nous, assis autour d'une table avec des feuilles, des crayons, des dés. De l'autre, on a la fiction : le guerrier, le mage et le voleur dans un souterrain, disons. Pour créer cette fiction, dans la réalité, nous avons une conversation à propos de nos personnages.
Principe de Lumpley : le jeu auquel on joue a pour seul but de rendre cette conversation la plus intéressante possible. A travers son univers, ses règles, ses illustrations, il va nous inspirer ou nous pousser à raconter des trucs intéressants.
Intéressant (adj.) : qui suscite de l'intérêt, digne de considération, qui retient l'attention par quelque trait particulier.
"Mais tonton Pogo," allez-vous me dire, "c'est hautement subjectif tout ça. Nous nous intéressons tous à des choses différentes." Et vous aurez raison. Mais il se trouve que nous nous intéressons aussi à pleins de choses identiques. C'est ce qu'on appelle assez justement des intérêts communs. Et c'est quelque chose qui pousse les gens qui en ont à se rassembler. Par exemple, en tables de jeux de rôle.
Sans compter, vous en conviendrez, qu'on peut également se découvrir de nouveaux intérêts. Généralement quand on fait confiance aux gens qui vous les présentent, en adhérant à leur discours le temps de voir si ça allume un truc dans votre tête. Discours qui peut être présenté sous la forme d'un artefact culturel. Par exemple, un jeu.*
Tout ça pour dire qu'il y a une tétrachiée impériale de choses intéressantes, la plupart dont on n'a même pas conscience, et que le principe d'un jeu — ou d'un roman, ou d'un film ou que sais-je — c'est quelque part d'écouter l'auteur qui nous dit de son mieux "moi, je trouve ça vachement intéressant, pas vous ?" "De son mieux", c'est-à-dire en essayant de nous communiquer ses intérêts. A vous de choisir un jeu qui transmet des intérêts compatibles — ou susceptibles de l'être — avec ceux de votre groupe.
Voilà pourquoi le fait qu' "intéressant" soit subjectif n'a finalement pas d'importance ni dans la façon de choisir un jeu, ni dans la façon de le critiquer.
Par exemple : quand Sandy Petersen écrit l'Appel de Cthulhu, qu'est-ce qu'il trouve intéressant chez Lovecraft ? La descente vers la folie, le mélange d'enquête et d'horreur, les intrigues en pelure d'oignon, les années 20, repousser l'inévitable, le bestiaire baroque. Voilà ce que le jeu cherche à vous faire raconter.
Quand Vince Baker écrit Dogs in the Vineyard, qu'est-ce qu'il trouve intéressant ? Le mélange de surnaturel religieux et de far west qu'on trouve dans les légendes mormonnes, les dilemmes moraux, des héros avec une autorité presque absolue, être son seul juge. Voilà ce que le jeu cherche à vous faire raconter.
Dans les deux cas, c'est limite marqué sur la boîte. Si la lente descente vers la folie ne vous intéresse pas, ne jouez pas à l'Appel de Cthulhu. Si vous n'aimez pas les dilemmes moraux, évitez Dogs in the Vineyard.
Et dans les deux cas, quand je critique le jeu, idéalement, je ne me demande pas "est-ce que le jeu rend la partie intéressante pour moi ?" mais "est-ce que le jeu m'amène à parler pendant la partie de ce que l'auteur trouve intéressant ?" Est-ce que l'auteur a atteint ses objectifs ? Est-ce qu'il tient ses promesses ?
Est-ce qu'un jeu peut avoir des intérêts tellement larges que tout le monde s'y retrouve, voire laisser ces intérêts entre les mains du groupe ? Oui, certainement. Mais ce faisant, on risque d'avoir un jeu qui pousse l'histoire vers des intérêts contradictoires — genre "le bien triomphe toujours" et "la frontière entre héros et vilains est ambiguë" — ou qui n'a pas de direction vers laquelle pousser — "tout est intéressant ! Tout est bon !"
Dans les deux cas, ça demande au groupe de choisir lui-même ce qu'il trouve intéressant et comment le jeu va y pousser le groupe. De choisir ses thèmes soi-même, de créer soi-même des situations intéressantes, de s'arranger soi-même sur comment on va intégrer tel ou tel trait de tel ou tel personnage dans l'histoire, de décider soi-même quand on jette les dés, comment on lit le résultat et comment on le répercute dans l'histoire. En gros, ça demande au groupe d'être plus qu'un groupe de joueurs : ça lui demande de devenir un groupe de concepteurs de jeu. Plus un jeu vous annonce "Vous pouvez faire tout ce que vous voulez !" plus il vous faudra vous débrouiller tout seul.
Et concevoir un jeu, c'est du boulot, quoi. C'est prendre le risque de passer beaucoup de temps à chercher la combinaison de règles qui a) pousse le récit dans une direction qui intéresse tout le monde et b) est amusante en soi. Et j'entends par règle pas seulement les jets de dés, mais des trucs comme "pas d'appartés" ou "le jet de diplo ne marche pas sur un PJ." Et pendant ce temps-là, par définition, on ne s'amuse pas à jouer. On peut s'amuser à concevoir un jeu, je dis pas, mais c'est plus un jeu de construction complexe qu'un jeu de société, quelque part.
Et bon, cette approche "jeu de construction" c'est un peu la base du gamedesign en jeux de rôle depuis Vampire : la Mascarade. Ce n'est pas un mal, et ça plaît d'ailleurs beaucoup. Le public actuel est déjà acquis. Par contre, il y a également une bonne quantité de gens qui sont intéressés par l'idée de faire du jeu de rôle, mais qui deviennent tout blancs quand on leur file 300 pages à lire et qu'ils se rendent compte qu'en plus, ils vont devoir monter les pièces eux-même avant de pouvoir jouer tranquilou. Ou de gens qui aiment déjà le jeu de rôle mais qui n'ont plus le temps et l'envie de mettre les mains dans le cambouis avant de jouer. Et ces gens-là sont légions. Il faudrait peut-être leur parler plus souvent.
*Et histoire de, j'entends par "jeu" ce qui se passe effectivement autour de la table quand des personnes suivent les règles, pas le manuel ou quoi ne qu'est-ce.

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